La comète


Il n’y avait pourtant pas l’ombre d’une crainte à éprouver, car la trajectoire d’un boulet ne doit pas être prise pour l’objet lui-même.

Camille Flammarion, février 1905

 

All the way down, down, down, amice, all the way down, fürchte dich nicht, sempre dritto ! Et la main dans la main. Voici comment nous parlions. Chaque exclamation dans la langue qui la rendait le mieux. Le mieux. Telle était notre opinion. Cette nuit-là dans la ville nous étions du même avis et bien résolus. Les choses étaient claires et nettement découpées ; tout à l’heure des tempêtes d’hiver avaient chassé la poussière et la brume. Mais nous n’avions rien senti, nous restions bien à l’aise dans le train pour Bruxelles. Guarda fuori, des villages et des bois entiers qui fuient devant notre destination. Ay mi corazón ! Fatum fatalitasque, on aurait peut-être mieux fait de rester à Paris. Puis soudain tout s’assombrit et nous ne voyions plus que nous-mêmes dans ces grandes vitres noires.

Dans la rue. Là-haut deux vols de nuit et la comète vue sur Internet ; en bas une couche de béton et le métro à côté de la Tour du Midi. La ville s’arrête, commence la préhistoire. On creuse de plus en plus profondément. Fürchte dich nicht. Pas comme cette dame qui sans cesse scrutait le ciel et qui finit par nous bousculer : Pardon, messieurs, mais voyez-vous, die ster daar die beweegt precies niet, pourtant on nous avait promis une vraie comète, alors ça m’inquiète, faut protéger les enfants !

Cette nuit-là dans la ville nous étions du même avis et bien résolus. De lui inculquer les principes de l’astronomie, par exemple, de lui dire que tout cela n’a pas tendance à s’arrêter mais plutôt à s’éteindre ou à exploser un jour, et de lui parler de panta rhei et patati et patata, mais ça n’a pas trop marché, et elle, épouvantée, vêtue comme vous vous imaginez, prit une rue transversale.

Partout l’on distinguait des Belges inconnus. Et nous, sempre dritto et la main dans la main, le long des façades claires et nettement découpées du boulevard du Midi sans poussière ni brume, du même avis et bien résolus. Vamos, on lui rend une petite visite, elle nous attend sans doute. Laïla, reine de la nuit de la rue des Fleuristes, n’est guère contente de son studio. Quatrième étage, toute seule et trop à l’étroit. Profite de la technologie et élargit son Lebensraum. Projette depuis de nombreuses années ses dias couleurs contre les murs du voisin. La voilà. Massa’e-l-haïr, al-hamdou lillâh ! Cette nuit-là dans son living elle nous servit un bon verre. Manipula les boutons. Donna un beau spectacle. We two boys clinging, nous tremblions sur le divan devant son balcon grand ouvert. Voyez : trois faisceaux lumineux partant d’autant d’appareils, cinéma métropole, sempre dritto, se croisant sans effet pour finir sur la maison du voisin. N’ayez pas peur car personne ne regarde plus sa façade arrière. Quoique, un jour, le vieux Dorval (là, cette bicoque au pignon pointu) est venu me demander la raison du carré lumineux contre sa salle de bains. J’aurais tant voulu une explication, mademoiselle Laïla, ça nous a fait un drôle de peur. Effectivement, ce soir-là après le journal, son épouse avait remarqué depuis sa courrette, la chienne devait encore vite faire pipi, heureusement qu’il y avait la déformation par la perspective. Je disais à monsieur que j’avais juste acheté un joli lampadaire, flower power, garni de perles de verre rose, alors c’est ça qu’elle a dû voir, votre épouse. Il m’a cru. Finalement c’est bien décoratif, mademoiselle Laïla, cela rajoute un certain charme au quartier.

Al-hamdou lillâh, et ainsi nous étions trois : du même avis et des deux sexes par-dessus le marché. Ay mi amor, qué guapos ! UN. À côté de la fenêtre de la chambre à coucher des Flamands, cette nuit apparut le bel Anton, à poil, de la tête aux pieds et les aines émouvantes par contraste blanc laiteux avec ces durs poils blonds autour de ses tétons et la grande bite qu’il se touche. Ses yeux fermés vers le ciel suggèrent une nature mélancolique et il est sur le point de jouir. DEUX. Une photo de vacances contre la cuisine du boulanger. Laïla qui se love au fond de la forêt ardennaise et qui ouvre ses cuisses pour accueillir la bouche d’un maigre étudiant en géographie. TROIS. Le long garage du Polonais offre deux mètres sur quatre de fond plâtré au Thomas l’Incrédule du Caravage. Cette photo, j’ai pu la subtiliser à mon prof d’esthétique. Un exemple classique de clair-obscur et d’un audacieux réalisme sensuel, on le sait. Mais écoutez, dit-elle, car ce n’est que la forme. Lui (Thomas) a dit Si je ne vois pas dans Ses mains la marque des clous, si je n’introduis pas mon doigt à la place des clous, et si je n’introduis pas ma main dans Son côté, je ne croirai pas. Et Lui avec sa majuscule répliqua Avance donc ici ton doigt et vois Mes mains ; avance ta main et mets-la dans Mon côté et ne sois pas méfiant, mais crois. Thomas l’insolent fourre l’index droit dans la morsure de la lance, la plaie guérie mais toujours béante du Christ, deux apôtres non moins curieux suivent son exemple, une blessure en-dessous de Sa mamelle, oh que c’est beau le christianisme.

Fürchte dich nicht, amice, sempre dritto, à quoi bon se retenir, il n’y a plus personne qui regarde sa façade arrière. Cette nuit-là dans la ville nous étions du même avis et bien résolus. Que le monde n’était rien de plus que la somme des faits, par exemple, et que c’était également eine Tatsache qu’il nous fallait circuler de toute urgence, plus particulièrement. La bouteille de Laïla nous avait rendus téméraires : nous décidâmes de déplacer le Caravage de quelques centimètres. Le faisceau glissa du long garage du Polonais à la fenêtre de la chambre à coucher des Dorval. À travers leurs vitres et au-dessus de leurs pieds ! Toute seule, elle n’aurait pas pu rassembler tant de courage, Laïla, dans son studio de la rue des Fleuristes. Mais nous avions éteint les lumières et laissé projeter le projecteur et pris l’ascenseur. 3, 2, 1, rez, bien résolus sur le trottoir du bas de la ville. Dans l’air purifié, les faisceaux demeurent invisibles, on ne voit que le résultat sur les briques ou le béton. Figurez-vous tout un quartier qui s’inspirerait de mon passe-temps. Les murs recouverts des fantasmes d’autrui.

À ce moment-la, madame Dorval fit un rêve. Cette nuit dans la ville elle était devenue un homme, bien au chaud sous la couette dans la nuit de la comète vue sur l’écran. Là-haut on ne découvrait pourtant point de traînée bariolée, seulement une de ses bêtes lumières dans un nuage, ça oui, une comète bas de gamme qui n’avait rien à voir avec la merveille que l’Internet nous avait promise. Dans son rêve, il couvrait sa pudeur d’un drap joliment plié. Une forte lueur couleur de chair l’éclairait depuis la paroi opposée. Les contrastes étaient marqués. Il poussa un soupir, cette métamorphose l’ayant épuisé et rendu bienheureux. C’est donc cela, la résurrection ? Son mari fronça les sourcils et introduisit son index sous le sein de Monsieur. Et dans son sommeil Il sourit car Il crut de nouveau qu’Il était à ses côtés.

Peu de temps après, Laïla tirerait la fiche. La lumière du jour aurait tellement terni l’image que personne ne remarquerait plus la différence. Notre objectif restait inchangé. Montrer la simplicité des faits et l’excessivité des plus grandes angoisses. Telle était notre opinion. Nous atteignîmes le centre des plaisirs métropolitains. Sur un tabouret de bar était assis un beau blond solitaire, les mains dans les cheveux. Nous nous sommes approchés. Nous avons reconnu le jeune Anton à ses yeux fermés. Nous l’avons consolé. Tout était rentré dans l’ordre.

 

 

Traduction de l’auteur, publiée d’abord dans la revue belge Marginales nr. 20 en 1999. Première publication en néerlandais dans la revue littéraire Yang.