Heureux parmi des ruines en carton-pâte

Cette étude sur la poésie française des années 1980-2000 a été publiée pour la première fois en néerlandais dans la revue Nieuwzuid (n° 29, 2008). Elle était conçue pour accompagner une anthologie avec des poèmes de Leslie Kaplan, Dominique Fourcade, Christian Prigent, Michelle Grangaud, Yves di Manno, Jean-Paul Auxeméry, Olivier Cadiot, Pierre Alferi, Véronique Pittolo, Katalin Molnár, Christophe Tarkos, Nathalie Quintane, Jean-Michel Espitallier et Ariane Dreyfus. Bien que la publication fût annoncée en 2006 dans le catalogue du Poëziecentrum à Gand, l’éditeur n’a jamais sorti le livre. Cependant, l’éditeur a interdit la reprise de la version néerlandaise sur ce site, faute de quoi il ne sortira jamais l’anthologie. Raison pourquoi nous n’en donnons que la traduction en français, assurée par l’auteur.

 

En 1982 disparaissent les revues Change et Tel Quel, qui ensemble avaient dominé l’innovation littéraire dans les années soixante et soixante-dix. C’était le coup de grâce pour l’avant-garde littéraire, qui était déjà dans une mauvaise passe depuis environ cinq ans. De ce fait, la poésie française était entraînée dans un processus de changement qui se manifestait au niveau international dans les arts.

La situation que le compositeur américain Tom Johnson décrivait le 15 janvier 1979 dans un numéro de Village Voice relatif à la musique à New York, se laisse sans peine extrapoler à d’autres branches de l’art et/ou d’autres lieux à la même époque. « L’aspect peut-être le plus intéressant de la musique d’avant-garde d’aujourd’hui est sa pénurie, » observait-il. « Certes, beaucoup de concerts à New York sont présentés comme the latest, newest, most adventurous thing, mais l’expérimentation fondamentale, à froid, réelle, est devenue de plus en plus rare. La nouvelle musique que j’ai entendue ces derniers temps est le plus souvent semi-classique, nostalgique, relativement accessible, dérivative, influencée par le jazz et les idiomes populaires, ou d’une autre manière tournée vers un public relativement large. Après tout, les années soixante ne pouvaient pas continuer éternellement, et il est déjà remarquable qu’elles aient pu durer si longtemps. Tôt ou tard, le baromètre devait revenir à la normale. Nous avons atteint un point où l’innovation fondamentale est aussi rare qu’en 1955. »

Au sujet de la poésie française qui émergeait au début des années quatre-vingt, Jude Stéfan formulait une analyse assez semblable: « Dans les années soixante-dix, il y avait un certain nombre de gens très intéressant, et en 1980 il n’y a plus personne, tout le monde est récupéré. Tout le monde semble complètement bureaucratisé, ils ne parlent que du travail et du sérieux. La même chose s’est produite en poésie, il y a un retour au lyrisme mou, un moi parlé. Ce qu’on a appelé la génération des années quatre-vingt, c’est complètement débile, cela plaît à tous les poètes tièdes. Il y a eu une parenthèse entre 1965 et 1975, ce qui coïncidait d’ailleurs avec le Nouveau Roman, et maintenant, il y a de nouveau le récit. Cela ressemble assez à l’époque où j’étais jeune. » Stéfan était jeune en 1955.

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Aux Pays-Bas, la fin de l’avant-garde fut scellée en 1979 par un vrai scandale provoqué par une anthologie de Gerrit Komrij, De Nederlandse poëzie van de negentiende en twintigste eeuw in 1000 en enige gedichten (La poésie néerlandaise du dix-neuvième et vingtième siècle en 1000 et quelques poèmes). Dans les années soixante-dix, la vogue de la poésie néoromantique et une véritable rage de sonnets avaient déjà annoncé un retour aux formes conventionnelles. Cependant, cette anthologie – une relecture de la poésie néerlandaise par laquelle Komrij remit en honneur les expressions les plus stéréotypées – fut considérée comme un bras d’honneur à l’adresse des poètes dits expérimentaux, aboutissant même à un conflit juridique entre Komrij et un certain nombre de poètes expérimentaux entretemps consacrés. J. Bernlef avait condamné cette anthologie dans De Haagse Post (Le Courrier de La Haye) du 19 janvier 1980 comme « une tentative délibérée pour balayer un des courants les plus importants de la poésie néerlandaise du vingtième siècle. » Rétrospectivement, il faut bien reconnaître que le geste de Komrij était loin d’être isolé. Encore en 1979, la poésie traditionnelle était revalorisée par l’attribution du P.C. Hooftprijs à Ida Gerhardt. L’année suivante, Hans Warren exprima à son tour son mépris à l’égard des « poètes expérimentaux » dans son anthologie Spiegel van de Nederlandse poëzie. De twintigste eeuw (Miroir de la poésie néerlandaise. Le vingtième siècle).

La juxtaposition de New York, Paris et Amsterdam indique qu’à la fin des années soixante-dix les « idéologies de l’avant-garde » et le « projet de la modernité » étaient considérés comme dépassés, voire ayant échoué ou irréalisables. Il n’y avait d’autre choix pour l’artiste que le vide ou la répétition. On a choisi cette dernière alternative en faisant un bond en arrière vers des formes d’expression pré-modernes. Aussi en poésie, aussi en France, survenait une semblable réhabilitation de modèles conventionnels, en particulier autour de Jacques Réda, à l’époque rédacteur-en-chef de la Nouvelle Revue Française et membre du comité de lecture chez Gallimard. Dans les années quatre-vingt, cet éditeur a joué la carte du réveil néo-lyrique. On écrivait de nouveaux des odes et des poèmes didactiques dans la meilleure tradition du dix-huitième siècle. Réda lui-même proposait une Lettre sur l’univers et autres discours en vers français (1991). Ensuite, il a enrichi le catalogue de Gallimard avec des recueils de Patrick Delaveau, Hédi Kaddour, Jean-Pierre Lemaire, James Sacré ou André Velter, entre autres, qui sont tous nés autour de 1950. Dans le sillage néo-lyrique de Gallimard, un certain nombre de petits éditeurs ont introduit de nouveaux noms, souvent jeunes, comme François Boddaert, Jean-Louis Chrétien, Jean-Michel Maulpoix, Emmanuel Moses ou Jean-Claude Pinson. Surtout François Boddaert et Jean-Michel Maulpoix ont joué un rôle stimulant ; le premier par la revue Obsidiane, d’où est sortie la maison d’édition du même nom ; le second par la revue Le recueil (devenu Le recueil nouveau), édité par Champ Vallon, où Maulpoix usait de son influence. Outre de nouveaux noms, quelques poètes plus âgés ont été récupérés en tant que précurseurs du néo-lyrisme, comme Alain Lance et Franck Venaille chez Obsidiane, ou Michel Deguy et Jude Stéfan chez Champ Vallon.

Dans un contexte politique où la voix de l’extrême-droite était redevenue acceptable, un certain nombre de ces auteurs lyriques, Delaveau en tête, étaient tenus en haute estime parce qu’ils exprimaient des valeurs catholiques et traditionalistes dans leur poésie, ce dont la société semblait avoir besoin de nouveau.

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Jean-Michel Maulpoix a rapidement pris le devant dans la théorisation de la notion de « lyrisme » et de « néo-lyrisme ». Dès le début, il conteste la légitimité de l’usage du préfixe « néo- » pour caractériser le lyrisme vers 1980. Il signale au contraire la continuité du lyrisme dans la poésie française du vingtième siècle. Il ne pense pas seulement aux illustres prédécesseurs comme Louis Aragon, Pierre Emmanuel, Jean Grosjean ou Saint-John Perse, mais aussi aux poètes apparus dans les années soixante, comme Michel Deguy, Lionel Ray, Jacques Réda, Jude Stéfan, Franck Venaille et Dominique Fourcade. Pour ces poètes, l’acte d’écrire est moins important que l’expérience humaine qui le précède ou le prolonge. Dans les années quatre-vingt, ce rapport lyrique à la poésie est aperçu comme une renaissance, parce qu’il était en grande partie masqué à la vue par « l’écriture textuelle » en vogue dans les années soixante. Dans la sphère du structuralisme, l’accent s’était déplacé, entre 1965 et 1975, sur la « production » de l’objet littéraire. Le statut lyrique du texte poétique était mis en cause, pour autant que celui-ci suggère un raccord sans couture entre langue et réel. Or, c’est précisément cette continuité qui fût contestée par le structuralisme, dont Les mots et les choses (1966) de Michel Foucault était une des œuvres emblématiques. La relation problématique entre langue et réel renforce la méfiance de l’écrivain « textuel » vis-à-vis de la stratification subjective, du phrasé, du sentiment et de la mélodie du poème.

Dans la poésie néo-lyrique des années quatre-vingt, ces éléments reviennent, parfois accompagnés d’une certaine gêne de la part du poète. Par conséquent, Maulpoix parle d’un « lyrisme critique », puisque le poète est bel et bien conscient des leurres dans lesquels les mots peuvent l’appâter. L’enseignement que le poète lyrique d’aujourd’hui tire de l’aventure textuelle de ses prédécesseurs, c’est que le poème est en premier lieu un paysage de mots. Il ne peut ignorer lui non plus le caractère arbitraire du signe linguistique, annihilant tout geste poétique trop ample en gesticulation gratuite. Seulement, le poète lyrique ne va pas aussi loin que Denis Roche, pour qui « toute révolution ne peut être que grammaticale ou syntaxique » Un tel axiome fixe l’attention du poète trop étroitement sur son bureau, isolant les instruments d’écriture de ce qu’ils devaient décrire. Le poète néo-lyrique déplace de nouveau son regard de la feuille blanche vers le monde et des conditions théoriques vers la vie.

Maulpoix rappelle que le mot « lyrisme » avait déjà deux acceptions au dix-neuvième siècle : l’une positive, pointant au « sublime », et l’autre péjorative, dénonçant le « pathos ». Au vingtième siècle, le sens péjoratif prit le dessus, Francis Ponge dénonçant vertement le « cancer romantico-lyrique ». En 1980, il fallait faire remonter à la surface le côté positif. « Le lyrisme d’aujourd’hui est critique, » soutient Maulpoix. « Il s’en prend à la réalité tout entière. Il en poursuit l’étude, en recherche des défauts, en observe les jointures. Il se retourne sur et contre lui-même. Il subsiste en conflit, en procès. Espace d’un sens instable, il est partie prenante d’un travail de réévaluation et de reconfiguration de la poésie. Il y a dans son retour (ses retours) la quête d’un sens social, voire politique de l’activité d’écriture. C’est un lyrisme malgré tout, qui explore un état critique pour l’intensifier, l’aggraver et non pour aboutir à la résolution euphonique des apories. »

Le lyrisme « critique » est un lyrisme « désenchanté ». Les champs thématiques d’élection – comme la foi, la vision onirique, le sublime – ont été corrodés par l’acide des sciences humaines. Et pourtant, écrit Maulpoix, « la gageure est de maintenir le chant dans le désenchantement, ou le sentiment de la merveille en l’absence du merveilleux ».

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La résurgence du lyrisme en 1980 a donné lieu à beaucoup de controverses, qui ne signifiaient malheureusement pas beaucoup plus qu’un échange de clichés. Jean-Michel Maulpoix a été l’un des rares à essayer d’interpréter et d’accompagner le phénomène d’une manière intelligente. Cependant, son analyse me paraît appartenir au domaine du wishfull thinking ; le néo-lyrisme des deux dernières décennies du siècle passé n’a pas été aussi « critique » et « désenchanté » qu’il veut nous faire croire. Yves di Manno, cherchant lui aussi à échapper au terrain de plus en plus étroit de l’avant-garde, ne voyait aucune issue dans le néo-lyrisme : « Il est vrai que j’étais hostile au départ à ce rejet du lyrisme, à cette fuite en avant vers une espèce d’extrémisme, qui tendait au mutisme, à l’abstraction. Mais j’ai été tout aussi outré par la régression qu’on a pu observer dans les années quatre-vingt, le retour à la prosodie la plus scolaire, à des thématiques mièvres, religieuses, pastorales, pour ne pas dire ouvertement ringardes… » Celui qui voulait prendre un bol d’air, ne le trouvait certainement pas dans les poétiques pré-modernes, qui continuaient à exhaler des relents de cave. Aux États-Unis, un certain nombre de poètes utilisaient le terme de « postmodernisme » pour échapper à « l’expérimentation » en tant que pôle opposé à la « tradition ». Mais en France, c’étaient justement les poètes traditionnels qui s’emparaient du discours postmoderne, pour le retourner contre le vingtième siècle tout entier. Ce qui n’a pas facilité le dialogue entre les poètes américains et les poètes français !

Je reprends une notice de journal à Paris, le 9 décembre 1992. Après une lecture très fréquentée de poètes américains (dont Charles Bernstein et Michael Palmer) à la librairie Village Voice, un reste de la compagnie descend vers un restaurant proche au coin du boulevard Saint-Germain et de la rue de Montfaucon. Olivier Cadiot et Pierre Alferi semblent faire bande à part à une table pour deux. Michael Palmer, qui arrive un peu plus tard, d’un ton goguenard leur lance : « Ah, voilà la table des postmodernistes ». Suivent des protestations amusées et bruyantes des deux accusés. À première vue, les protestations des jeunes poètes français peuvent surprendre – surtout quand on sait que le nom civil d’Alferi est Derrida, mais qu’il a préféré entamer sa vie d’écrivain sous le nom de sa mère, plutôt que de son père. En plus, avec une poignée de camarades, ils sont non seulement les traducteurs de Bernstein et Palmer, mais aussi de John Ashbery, Bob Perelman, Ron Silliman et Barrett Watten, qu’on retrouve tous aux États-Unis dans les anthologies de la poésie postmoderne. Le fait est que les termes « postmoderne » et « postmodernisme » ne signifient pas la même chose des deux côtes de l’Atlantique.

Lorsque « postmoderne » et « postmodernisme » devinrent au milieu des années quatre-vingt des termes à la mode dans la presse européenne, il se révéla qu’ils étaient utilisés en France par une autre sorte d’écrivains sensibles aux tendances de la mode qu’ailleurs. Paradoxalement, la raison en est que le postmodernisme international empruntait pas mal d’idées aux écrivains et penseurs français qui depuis longtemps étaient classés sous d’autres étiquettes dans leur propre pays. Ainsi, on parle d’Alain Robbe-Grillet et de Nathalie Sarraute en tant que représentants du « nouveau roman », et non pas en tant qu’exemples de la prose postmoderne. Roland Barthes et Jacques Derrida sont connus comme des penseurs « structuralistes ». Et il est tout à fait bizarre de considérer la vision de Tel Quel comme un terreau du « postmodernisme », comme on peut le lire aux États-Unis ; au Quartier Latin, le « telquelisme » ou le « textualisme » passent pour extrême expérimental.

Du moment qu’on voulait manier les termes de « postmoderne » et de « postmodernisme » en France, on ne pouvait donc plus les utiliser pour l’héritage du « nouveau roman », du « structuralisme » ou du « telquelisme ». Hors de la France, les deux termes pouvaient désigner une poétique s’appuyant sur Robbe-Grillet, Derrida ou Sollers, en France ils ont été mis en opposition aux modèles que ces auteurs représentaient. Le journalisme littéraire français assimilait le « postmodernisme » à une « poétique prémoderne » qui déclarait nul et non avenu un siècle et demi de littérature – de Rimbaud et Mallarmé, par dada et le surréalisme, à Change et Tel Quel. Malgré l’analyse de Maulpoix, entreprise seulement dans les années quatre-vingt-dix, il y avait en 1980 chez les poètes néo-lyriques bel et bien une envie de retourner à l’état d’« avant la cassure », c’est-à-dire, l’état d’avant la « crise du vers » qui, le long du vingtième siècle, avait conduit la poésie à la destruction, du moins à leurs yeux. L’influence prépondérante d’une maison d’édition comme Gallimard dans le domaine littéraire français a contribué à la reconnaissance très rapide des poètes néo-lyriques. Un détail en apparence anodin dans le paysage éditorial s’est révélé caractéristique de ce développement : Philippe Sollers, timonier de Tel Quel et du textualisme, quittait Le Seuil en 1982 pour se faire acheter par Gallimard, où il pouvait redémarrer avec L’infini, une revue nullement expérimentale, et Femmes, un roman de gare. Si Sollers pouvait le faire, les autres pouvaient le faire aussi. Les littérateurs se croyaient enfin débarrassés de toutes ces chinoiseries pénibles du vingtième siècle.

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Cela tombait mal. Change et Tel Quel avaient certes disparu, le groupe autour de TXT (1969-1993) ne cédait pas d’un pouce de ses principes a-lyriques sinon anti-lyriques. Solidement ancrée dans les avant-gardes du vingtième siècle, la revue n’a cessé de promouvoir l’idée du moderne. Sous le terme de « moderne », Christian Prigent, pilote de la revue, entend « l’improbable objet de ce désir qui pousse quelques-uns à ne pas se contenter de l’expérience du monde tel que nos langages le représentent (ce qu’on appelle la « réalité ») mais à re-présenter cette représentation, à la défaire et à la refaire, sur fond d’angoisse, de sensation d’étrangéité de toute langue, de non-savoir radical : le désir d’une parole non assujettie, capable de dire quelque chose de vivant de l’expérience que nous faisons du chaos des choses. » Cette « re-présentation de la représentation » exige une « transgression textuelle », qui d’un même mouvement déterre les couches sexuelles de la langue. Le poète néo-lyrique évite cette transgression. D’ailleurs, Prigent a fustigé le néo-lyrisme en tant que « la beauté baveuse de moi » ; les poètes néo-lyriques le qualifiaient à leur tour de fauteur de troubles regrettant la période, splendide mais passée, de destruction et de désordre.

Mais il n’était pas le seul chicaneur. Il y avait aussi Jean-Marie Gleize, successeur de Jean-Michel Maulpoix en tant que professeur à l’École Normale Supérieure. « L’expérimentation ne peut cesser en poésie, car elle lui est consubstantielle, » affirme Gleize. « Il n’y a pas une poésie expérimentale quelque part qui serait séparée de la poésie. Ou alors s’il y a une poésie expérimentale, on peut discuter avec elle pour lui dire qu’elle fétichise peut-être sa dimension expérimentale, qu’elle s’enthousiasme de façon un peu naïve sur les moyens dont elle dispose pour transformer la poésie. » Gleize a persisté à affirmer que la poésie est la négation permanente d’elle-même, et donc constamment en évolution.

Ce n’est sûrement pas un hasard si Gleize a consacré dans les années quatre-vingt un certain nombre d’études aux travaux de Francis Ponge. Ponge avait une profonde aversion pour « l’honnêteté lyrique », « l’émotion vraie » ou « la vérité évidente », écrites avec le sang jaillissant de la poitrine blessée du poète. Ponge mettait par contre l’accent sur le développement à froid de techniques d’écriture pouvant transmettre au lecteur une forme de connaissance latente mais non formulée par les sciences. La poésie n’est plus le domaine du subjectif et de l’intuitif, mais celui d’un « savoir insignifiant », pour lequel les formes d’expression restent à inventer. Cette idée sera développée dans les années soixante et soixante-dix par le groupe autour de Tel Quel.

Dans les années quatre-vingt-dix, Gleize voulait donner une voix au malaise critique envers la langue et l’expression poétique dans sa revue Nioques – un titre emprunté à Ponge –, où il ne craint pas la polémique. « Il faut qu’il y ait de la querelle pour qu’il y ait une dynamique, du mouvement, de l’énergie sans qu’on s’insulte, encore que la dimension superficiellement polémique ait toujours existé et fasse partie de la vie normale du champ artistique : qu’on se reporte aux périodes surréalistes, symbolistes ou romantiques, il y a toujours eu de la querelle. » Gleize s’est imposé comme l’un des représentants théoriques de ce qu’on appelle la « poésie négative » ou la « post-poésie », c’est à dire « une poésie qui travaille, à partir de la récupération de toutes les procédures langagières, visuelles, numériques, à la formation d’une critique interne de la réalité. »

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Christian Prigent et Jean-Marie Gleize seraient les maillons entre les années soixante et les années quatre-vingt-dix, entre Change et Tel Quel d’une part, et Java et Revue de Littérature Générale d’autre part. Fin des années quatre-vingt, début des années quatre-vingt-dix, un certain nombre de poètes étaient au travail de manière autonome. Il y avait Olivier Cadiot, imprimant d’abord sur une presse à bras des textes excentriques qu’il n’arrivait pas à faire publier – jusqu’à ce que parût en 1988 le recueil L’art poétic’, apportant « l’innovation » dans le sens « fondamental » que visait Tom Johnson. Quelques années plus tard, Pierre Alferi suivait avec Les Allures naturelles (1991). En 1989, Jean-Michel Espitallier et Jacques Sivan mettaient leurs épargnes en commun pour financer la revue Java, puisque personne d’autre ne voulait les publier. Vers 1993, Nathalie Quintane et Christophe Tarkos lisaient des textes dans les cafés, parce qu’il n’y avait pas de place pour eux dans le circuit officiel. Quelque chose s’échauffait.

L’approche d’Espitallier et de Sivan était celle d’une recherche. Lorsque les deux fondateurs, amis d’enfance dans la lointaine Barcelonnette, à trente kilomètres de la frontière italienne, se retrouvèrent en 1984 à Paris, leur première tâche fut de se positionner. « Jean-Michel et moi-même avions senti l’urgence d’une réévaluation de tous les héritages », raconte Sivan, « de toutes les possibilités que nous avaient léguées nos prédécesseurs, depuis la trilogie Rimbaud / Mallarmé / Lautréamont, en passant par les mouvements Dada, Futuriste, Objectiviste, etc… ; notre objectif étant de faire ‘jouer’ l’écriture sur tous les registres qu’il nous soit possible d’utiliser. Il fallait, après le corsetage idéologico-formaliste des années soixante-dix, rendre au mot son maximum d’autonomie et de mobilité. D’où la création de Java, revue dansante. » Les numéros de Java prenaient, la plupart du temps pour la première fois, un auteur de la génération précédente sous la loupe, ou constituaient des dossiers sur les mouvements d’avant-garde historiques, tels les objectivistes américains ou les poètes « expérimentaux » des années cinquante aux Pays-Bas. Outre la relecture d’un passé plus ou moins récent, ils publiaient au commencement des auteurs de leur propre génération et offraient plus tard des chances à ceux qui appartenaient déjà à la génération suivante. Avec tout cela, Java est devenu la plate-forme par excellence de l’innovation dans les années quatre-vingt-dix.

Christophe Tarkos se plaçait d’abord en-dehors de toute référence littéraire. Ses premiers textes ont été écrits dans des cliniques psychiatriques, comme des points de repère dans un équilibre psychique toujours précaire. La discussion autour du lyrisme ou de la littéralité lui était inconnue. C’est seulement après la rencontre avec Bernard Heidsieck et Christian Prigent qu’il découvre que sa façon d’écrire a un passé. Et il n’était pas le seul. Sur la différence entre l’expérimentation en 1970 et celle en 1990, Gleize note: « Je rencontre un certain nombre de jeunes qui sont indifférents à l’inscription de leur travail dans une tradition de modernité, de rechutes, de subversion, de transformation, de formalisation et de néoformalisation. Ce n’est pas ainsi qu’ils posent le problème et ils sont très différents de ce point de vue de ceux qui étaient jeunes au début des années 1970 et qui situaient leur travail et leur intervention poétique par rapport à un corpus où bien sûr tout allait ensemble : militances politiques, sociales, théoriques et où tout était articulé dans une perspective qui se voulait de transformation générale. Aujourd’hui, ils ne sont plus dans ces illusions-là, mais il reste des gens comme Christian Prigent ou moi qui sont auprès d’eux et sont témoins de ce passé qui n’est pas si lointain. J’essaie de jouer ce rôle de passeur de la modernité : « Attention ! on n’est pas néodadaïste impunément ! Allez voir Schwitters ! » Ou Gertrude Stein, ou les objectivistes américains… Ce qu’ils ont fait, notamment du côté de Java.

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Dans la seconde moitié des années quatre-vingt-dix, quelques revues ont en peu de temps donné plus de substance à la résistance contre la littérature de marketing et la version ouatée des ex-expérimentaux. L’effort le plus visible a été livré chez P.O.L par la paire d’amis Alferi et Cadiot avec deux forts numéros de Revue de littérature générale. La première livraison reproduit sur sa couverture les objets retrouvées d’une expédition polaire qui avait échoué ; ce qui est représenté entre la première et la quatrième de couverture est peut-être une vitrine des objets récupérés des diverses expéditions linguistiques au vingtième siècle. Pour le premier numéro, Alferi et Cadiot n’avaient pas trouvé assez de gens autour d’eux pour présenter un ensemble si nouveau qu’une « génération » s’imposerait, disent les rédacteurs. Ils ont alors choisi un thème, La mécanique lyrique, et invité des écrivains, philosophes et compositeurs à réfléchir sur ce thème à partir de leur discipline. Dans les 400 spacieuses pages carrés se trouvent presque exclusivement des noms d’une certaine réputation ; du moins, Giorgio Agamben, Georges Aperghis, Valère Novarina et Jacques Roubaud ne sont-ils pas des inconnus en France.

Revue de littérature générale a été réalisée sur les instances de Paul Otchakovsky-Laurens, directeur de la maison d’édition qui porte ses initiales. Depuis que les grands théoriciens et chercheurs avaient disparu du domaine littéraire, il avait le sentiment que la critique manquait à son devoir. « Je trouvais qu’il était nécessaire qu’à des formes nouvelles corresponde une nouvelle critique, » explique-t-il. « J’ai donc demandé aux auteurs que je publie, du moins à ceux dont je pensais que cela les intéresserait, d’écrire des essais sur la littérature, par exemple à Olivier Cadiot et Pierre Alferi, qui m’ont dit très vite vouloir écrire un livre ensemble. Enfin, par eux, est venu ce projet de revue qui correspondait à une sorte de regard sur ce qui se passait à un moment donné. Ils ont traité de la poésie d’abord, puis de la prose dans un second numéro. »

Revue de littérature générale a rencontré un énorme succès, aussi grâce à un sponsor, permettant de garder un prix faible. Aussi bien le premier numéro du mois d’avril 1995 (4000 exemplaires) que le second de mai 1996 (6000 exemplaires) ont été épuises en quelques semaines – ce qui prouve bien la nécessité d’une vue d’ensemble des formes nouvelles qui se développaient en dehors du commerce. « Nous avons perdu beaucoup d’argent dans cette aventure, » continue Paul Otchakovsky-Laurens, « mais je ne regrette rien, au contraire. Ces deux numéros ont constitué un génial ‘vivier’ d’auteurs : beaucoup d’écrivains qui y ont participé publient maintenant ici. »

En l’an 2000, P.O.L avait établi le fonds de poésie le plus audacieux et le plus jeune de France : à part des poètes d’âge mûr comme Dominique Fourcade, Emmanuel Hocquard et Christian Prigent (déjà actifs dans la seconde moitié des années soixante), on y trouve des auteurs comme Pierre Alferi, Olivier Cadiot et Michelle Grangaud (qui ne se sont manifestés qu’à la fin des années quatre-vingt), ainsi que des auteurs émergés dans la seconde moitié des années quatre-vingt-dix, comme Katalin Molnár, Nathalie Quintane et Christophe Tarkos. En outre, ce n’est sûrement pas une coïncidence si les traductions de John Ashbery, Harry Mathews et Michael Palmer ont trouvé un abri ici. Affirmer que ces auteurs forment un « groupe » serait excessif ; seulement, on les retrouve souvent dans les mêmes revues et on rencontre toujours les mêmes visages à la présentation d’un livre ou à la lecture d’un de ces auteurs. (Lorsque Gallimard s’aperçut en 1996 qu’il avait joué trop exclusivement la carte du néo-lyrisme – la carte Delaveau, la carte Goffette, la carte Kaddour –, il acheta habilement le droit d’entrer dans P.O.L à hauteur de 40% du capital.)

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À part P.O.L, les éditions Flammarion ont joué un rôle-clé avec la nomination en 1994 d’Yves di Manno en tant que directeur de collection de poésie. Dans la seconde moitié des années quatre-vingt-dix, il a fait de sa collection un carrefour de formes contemporaines de l’écriture, où des voix nouvelles se sont imposées, comme Jean-Paul Auxeméry, Philippe Beck, Ariane Dreyfus et Jean-Michel Espitallier. En tant que traducteur de George Oppen, Ezra Pound et William Carlos Williams, le directeur Di Manno a une vue carrément non-française sur la poésie : « L’un des grands drames – le seul, peut-être – de la poésie française durant ce dernier tiers de siècle aura été le choix de Mallarmé comme maître ou modèle suprême par un nombre estimable d’auteurs pourtant soucieux de prolonger l’effort moderne, c’est-à-dire de retrouver la secrète nécessité et l’ordre inaboli du vers, une fois admis le caractère irréversible de son effondrement sur ses bases anciennes. S’en étant remis à la vertu supposée d’une sphère supérieure du langage, où le poème s’accomplirait dans le dépassement ou la négation du réel, Mallarmé n’a su produire qu’un hermétisme supplémentaire, dont la tribu est absente, obéissant au songe et à la loi d’un homme seul, ‘retranché’ comme il l’a dit lui-même – des heurts, des miasmes, des foules de son temps. » Di Manno considère au contraire que la poésie est encore toujours basée sur « le principe de l’échange » avec la réalité et avec la communauté. Pour cette raison, il veut réunir des poètes qui « réévaluent le poème d’un point de vue communautaire plutôt que individualiste », tout en reconnaissant que les anciens piliers de la prosodie se sont effondrés. Il rejette l’idée que la modernité pourrait poursuivre imperturbablement sa route vers un extrémisme de plus en plus prononcé, mais faire machine arrière n’est pas possible non plus. « Nous nous trouvons actuellement dans une période un peu confuse, mais finalement assez dynamique sur ce plan, » conclut-il. Quand nous considérons sa collection, la dynamique semble de manière significative redevable à une lecture de la poésie américaine. Des poètes comme Franck André Jamme et Christophe Lamiot vivent ou ont vécu aux États-Unis ; Jean-Paul Auxeméry est traducteur de la poésie américaine contemporaine.

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À un moment donné, les divers efforts se sont rencontrés. Lorsque La Quinzaine Littéraire lança en mars 1997 une enquête auprès de jeunes écrivains sur l’état de la littérature en France, Cadiot répondit avec une contribution intitulée « La fin de la Fin de l’Avant-Garde ». Seulement, la fin de la Fin de l’Avant-Garde n’est pas simplement le retour aux anciennes formes de la nouveauté. Il peut y avoir de l’usure sur les méthodes, pas sur le projet. Cadiot cherche un usage joyeux de l’héritage de dada ou de l’expressionisme par exemple. « Qu’il serait magnifique de pouvoir faire rentrer des formes résistantes dans les livres mous, » déclare-t-il dans sa contribution. « Pour l’instant, il faut fabriquer l’engin. Je connais plusieurs personnes au laboratoire.”

Six mois plus tard, en novembre 1997, Espitallier et Sivan proposent une carte d’échantillons des « laborants », qu’Alferi et Cadiot n’avaient pas su trouver quelques années plus tôt. Le seizième numéro de Java, publié sous le titre Attention travaux !, réunissait treize auteurs qui « travaillent au renouvellement des formes et ils le font dans l’inconnu c’est-à-dire dans le risque, loin des néo-conformismes chics ou des carcasses pourrissantes de quelque nouvelle avant-garde ». En février 2000, Espitallier eut l’opportunité de composer une anthologie de poche, pour laquelle seuls les collaborateurs de Java étaient pris en compte. Son introduction s’ouvre sur la réflexion suivante: « La dernière décennie du siècle a vu la poésie française se renouveler en profondeur, ouvrir des voies inexplorées, reposer en termes neufs les questions de son statut, de ses limites et de ses formes. C’était inespéré. Dans un contexte un peu morose qui n’en finissait pas de proclamer la fin des avant-gardes sans proposer beaucoup mieux qu’un vague lifting de la vieillerie poétique, on aurait dit que la machine, enfin, se remettait en marche. » Ce recueil, Pièces détachées. Une anthologie de la poésie française aujourd’hui, s’est vendu comme des petits pains. C’était la consécration de dix ans d’innovation – mais c’en était curieusement aussi la fin. Ils avaient de nouveau mis en marche la machine, mais du coup le carburant manquait. Ainsi, à la transition vers le vingt-et-unième siècle, le sentiment de « vide » prévalait de nouveau, comme c’était le cas dans les années cinquante et les années quatre-vingt. Pour faire place à quelle nouvelle génération ?

 

Jan H. Mysjkin

Paris, 2004